La religion de l'homme
Pour Maurice Zundel, le lavement des pieds, c'est Dieu à  genoux devant l'homme. Vous trouverez ici des extraits d'un texte audacieux qui nous provoque à  renouveler le regard que nous portons sur nous-mêmes et sur Dieu.
Ce qu´il y a de plus mordant dans l´Évangile, ce qui s´insère en pleine vie, ce qui nous touche au fond du cur : c´est que le christianisme est, à  un degré unique, la religion de l´homme.
Les derniers mots de Jésus, ce n´est pas d´aimer Dieu, c´est d´aimer l´homme. Le critère qu´il donne, la marque distinctive de ses disciples, c´est qu´ils s´aiment les uns les autres. Le sacrement, le signe de ralliement, c´est l´Eucharistie, c´est-à  -dire un banquet qui rassemble tous les hommes autour d´une même table, et un des derniers gestes de Jésus-Christ, c´est de laver les pieds de ses disciples en s´agenouillant devant eux. C´est là  que nous saisissons toute la nouveauté, toute la révolution opérée par Jésus.
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C´est là  justement ce qu´il y a de dramatique dans l´agenouillement du lavement des pieds. Ce geste qui scandalise les Apôtres, qui contredit toutes les images qu´ils se sont faites de Dieu et du Messie, ce geste qui se profile sur la Croix pour demain. C´est vraiment la proclamation unique de la grandeur et de la dignité humaine.
Il faut entendre tout ce qu´il y a de désespéré dans cette entreprise de Jésus-Christ : il sait que tout est perdu, qu´il va entrer en agonie, que Judas l´a vendu, que Pierre va le renier, que Jean va s´endormir, que tous vont s´enfuir. Il sait cela, mais il sait que le royaume de Dieu n´est nulle part ailleurs que dans l´homme : dans ces hommes-là  , ces hommes médiocres et qui n´ont rien compris, et qui, tout à  l´heure, vont l´abandonner dans son agonie, dans sa solitude et son échec.
Le Royaume de Dieu, en effet pour Lui, c´est l´homme, l´homme ouvert, transparent, généreux, l´homme qui laisse passer à  travers lui toute cette vie de Dieu dont toute conscience humaine porte à  son insu le trésor. Et tant que l´homme n´a pas donné cette réponse, tant qu´il n´a pas offert cette transparence, qu´il n´est pas entré dans ce rapport de générosité, le Royaume de Dieu n´est qu´un mot : il est un programme, il n´est pas une réalité.
Et c´est justement pour appeler cette réalité, pour susciter dans le cur de ses Apôtres, au dernier moment, une correspondance et une collaboration, un consentement indispensable, c´est pour cela que Jésus est à  genoux devant eux et devant toute l´humanité. Et c´est pourquoi aussi le suprême testament, c´est cet amour de l´homme, ce signe donné à  ses disciples qui doivent s´aimer et s´aimer les uns les autres sous peine de ne jamais atteindre, de ne jamais devenir ce Royaume de Dieu qui est inscrit au cur de notre cur.
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Il y a là  quelque chose de tellement unique, prodigieux, de tellement fou, parce qu´enfin qu´est-ce que l´homme, l´homme misérable, ligoté par ses convoitises, qui utilise ses plus belles découvertes en vue de la destruction? Qu´est que l´homme pour qu´on lui fasse un tel crédit? Mais justement, c´est ce crédit de la générosité divine qui doit, peu à  peu, le conduire à  lui-même, lui faire découvrir au fond de lui-même cet infini dont il rêve et l´appeler à  le réaliser et à  l´exprimer dans toute sa vie. Au fond tout est là  : si on ne croit pas en l´homme, il est impossible de croire en Dieu..
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Il est clair que si le christianisme est la religion de l´homme, s´il y a en Jésus une telle passion pour l´humanité, si Dieu est à  genoux devant l´homme, il y a une possibilité de nous entendre avec ceux qui glorifient l´homme comme un dieu. C´est cela, au fond, qui est le ferment de ce qu´on appelle le « monde moderne ». Le monde moderne a la nostalgie de la divinité de l´homme et il a bien raison. Et le Christ est à  l´origine de cette nostalgie : c´est lui qui a donné à  l´homme toute cette ampleur et toute cette beauté, c´est lui qui a placé l´homme si haut, qui a mis notre liberté au prix de la croix, c´est Lui qui nous a révélé Dieu à  genoux devant l´homme
Maurice Zundel
Lausanne 1960